
Le traitement du logement dans l’IPC français
Retour critique sur le Blog de l’Insee (février 2020)
Introduction
Controverse début 2020
Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle (23 janvier 2020)
→ reprend des arguments de Herlin, Pouvoir d’achat : le grand mensonge (oct. 2018)Critiques centrales :
→ Sous-estimation du logement dans l’indice des prix de l’Insee
→ Effets qualité minimisent l’inflationRéponse de l’Insee (4 févr. 2020) sur le sujet du logement (toujours en attente de la note promise sur les effets qualité…) : « Mais si, l’Insee prend bien en compte le logement dans l’inflation » par Benoît Ourliac, directeur de cabinet de Jean-Luc Tavernier, DG de l’Insee.
Depuis, l’Insee (notamment son CM sur Twitter) et d’autres font souvent référence à (Ourliac 2020). C’est d’ailleurs une discussion sur Twitter avec Jean-Charles Simon (qui avait mis en cause ma “bonne foi”, “liké” par le CM de l’Insee) qui m’a poussé à développer mes arguments dans un article plus long, et à entamer un débat avec l’Insee…
Mes recherches portent depuis longtemps sur le rôle du logement dans l’inflation, voir mes travaux sur la courbe de Phillips. (Geerolf 2018)
Résumé du Blog de l’Insee
Dans ce billet, l’Insee se défend face aux critiques d’Emmanuel Todd/Philippe Herlin en invoquant des arguments d’autorité :
- un manuel méthodologique international (IMF 2020) ;
- un règlement européen encadrant la construction des indices de prix.
Il avance aussi plusieurs arguments de fond :
- les achats immobiliers seraient des investissements, non de la consommation ;
- adopter d’autres conventions n’aurait qu’un impact négligeable sur la mesure de l’inflation.
=> Problème : ces arguments sont discutables voire erronés.
Le « manuel méthodologique international »
Affirmation du Blog de Benoît Ourliac
Que dit réellement le manuel international ?
Le manuel méthodologique international (FMI, OIT, OCDE, Eurostat, etc.)
ne recommande pas d’exclure le logement des propriétaires du calcul de l’IPC. Voir en ligne.Il présente cinq approches possibles, dont une seule écarte ce poste des dépenses de consommation. Selon le point 11.84 (page 245): “L’inclusion du coût des services de logement occupé par leur propriétaire améliorera la représentativité et la pertinence d’un indice des prix à la consommation (IPC)”.
Le manuel spécifique d’Eurostat (2017) juge la non-prise en compte du logement comme une approche « trop étroite » (too narrow).
En somme : les textes invoqués par l’Insee ne préconisent pas l’exclusion du logement. Ils soulignent au contraire la diversité des approches possibles, voire privilégient l’inclusion des dépenses de logement des propriétaires-occupants, contrairement à la pratique de l’Insee…
Extrait du manuel international (p 245)
« L’inclusion du coût des services de logement occupé par leur propriétaire améliorera la représentativité et la pertinence d’un indice des prix à la consommation (IPC). »

Extrait du manuel international (p 254)

Extrait du manuel Eurostat (p 12)
« Un indice des prix à la consommation excluant le coût des services de logement occupé par leur propriétaire peut être vu comme étant trop étroit. »

Logement des propriétaires : une exception française
Non seulement les manuels méthodologiques n’imposent pas d’exclure la dépense de logement des propriétaires de l’IPC mais dans la pratique, la plupart des pays incluent la dépense de logement des propriétaires dans leur indice des prix…
Poids des loyers dans l’indice (exemples):
| Pays | Part du panier |
|---|---|
| États-Unis | 30 % (dont 23 % en loyers imputés) |
| Allemagne | 21 % (dont 10% en loyers imputés) |
| France | 6 % (loyers réels seuls) |
- La France fait figure d’exception : difficile de présenter l’exclusion du logement des propriétaires comme découlant de normes ou d’un consensus international.
États-Unis: extrait du BLS
Voir en ligne.

Allemagne: extrait de Destatis
Voir en ligne.
Dans l’IPC national allemand: poids ~21%. Dans l’IPCH: poids ~11%.

L’oubli des loyers imputés: un problème ancien
Discussion par Gilles Saint-Paul du rapport CAE Moati-Rochefort en 2008 (Moati et Rochefort 2008; Quinet 2008).

Un choix, pas une contrainte
L’IPCH européen n’inclut pas encore le logement des propriétaires,
mais cela relève d’une harmonisation minimale (à cause de la France ?), non d’un consensus scientifique. Par ailleurs, inclure le logement des propriétaires est fixé comme un objectif depuis au moins 2000 par la BCE - voir en ligne - et depuis 2016 dans le règlement européen sur l’IPCH.L’IPCH est un indicateur de dépenses monétaires, utilisé à des fins de politique monétaire (BCE), tandis que l’IPC national sert à indexer salaires et prestations sociales. L’IPC national n’est pas un indicateur de dépenses monétaires, puisqu’il inclut par exemple les dépenses remboursées par la Sécu. (en contradiction avec les recommandations du manuel méthodologique…)
Exclure les loyers imputés du calcul de l’IPC français relève donc d’un choix national — possiblement politique, plutôt que d’une nécessité scientifique.
La plupart des autres pays prennent en compte le logement des propriétaires dans leur IPC, même si pour Eurostat ils calculent aussi un IPCH qui l’exclut… pour l’instant. (cf. Allemagne) En résumé, le cadre européen n’impose rien pour l’IPC national : c’est bien l’Insee qui choisit d’exclure le logement des propriétaires de l’IPC national.
Règlement du Parlement européen et du Conseil


Loyers imputés des propriétaires-occupants
Le règlement européen référencé dans le Blog inclut bien les loyers imputés des propriétaires-occupants dans la classification de consommation…

L’achat immobilier : investissement ou consommation ?
Arguments du blog
Le Blog de l’Insee affirme que les propriétaires sans emprunt n’ont plus de dépenses de logement, sauf les charges.
C’est faux : en comptabilité nationale, ils consomment un service de logement équivalent à un loyer - le loyer imputé. On parle aussi d’autoconsommation de services de logement.
L’Insee évalue d’ailleurs ces loyers imputés à 194 Md€, contre 79 Md€ de loyers réels,
soit un rapport de 2,5.S’ils étaient inclus dans l’IPC, le poids total du logement atteindrait environ 21 %,
comme en Allemagne.
Loyers imputés = Consommation en comptabilité nationale

Des effets négligeables… ?
L’Insee affirme que l’ajout des loyers imputés aurait un effet négligeable sur l’inflation, sur la base d’une publication Insee Focus n°152 d’avril 2019 (voir Leclair, Rougerie, et Thélot (2019): “en toute transparence”… 6 mois après la publication du livre de Herlin !)
Pourtant, sur 30 ans, les loyers ont augmenté de +80 %,
contre seulement +60 % pour l’IPC. → Même quelques dixièmes de point par an finissent par créer des écarts cumulatifs importants sur la durée.L’évolution des loyers effectifs des locataires est très inférieure à l’évolution du coût du logement pour les propriétaires en France:
- Encadrement à la relocation, dont ne bénéficient pas les propriétaires :
→ Entre deux locataires, le loyer ne peut dépasser le dernier loyer appliqué dans les zones tendues.
- Encadrement avec plafonnement, dont ne bénéficient pas non plus les propriétaires :
→ Dans certaines communes (Paris, Lille, Lyon, Montpellier, etc.), le loyer est soumis à un plafond légal défini par un arrêté préfectoral.
- Encadrement à la relocation, dont ne bénéficient pas les propriétaires :
Des effets négligeables… ?

… ou au contraire importants ?

Enquête Loyers et Charges
L’enquête Loyers et Charges de l’Insee, permettant de mesurer la hausse des loyers dans l’IPC français, est très imparfaite : échantillon restreint (une poignée à Paris), logements meublés exclus. → hausse réelle des loyers sous-estimée.
Les logements sont interrogés seulement 5 trimestres consécutifs → la hausse à la relocation peut être manquée (vacance) → hausse réelle des loyers sous-estimée.
Eurostat demande depuis plusieurs années à la France de modifier la méthode de mesure des loyers lors des visites de conformité, pour passer d’une mesure trimestrielle à une mesure mensuelle (par exemple via webscrapping).
Le partage volume/prix (effet qualité) est possiblement discutable : toute la hausse de loyer est-elle due à des travaux quand ils ont lieu ? (voir questionnaire) La méthode par recouvrement (Bridged overlap) est biaisée avec contrôle des loyers…
Comparaison Friggit–OLAP : selon Jacques Friggit, les données Insee sous-estiment la hausse des loyers à Paris vs. l’Observatoire des Loyers de l’Agglomération Parisienne (OLAP).
Questionnaire Loyers et Charges

Questionnaire Loyers et Charges

Questionnaire Loyers et Charges

Questionnaire Loyers et Charges


Importance croissante des locations meublées
- Raison: avantages fiscaux. (pas seulement meublés de tourisme…) Biais croissant: leurs loyers sont révisés plus fréquemment. Voir: rapport IGF en ligne sur le locatif meublé.

Extrait Jacques Friggit (CGEDD 2013)
Biais de l’enquête Loyers et Charges ?

Reproche d’Eurostat, visite de conformité

Prise en compte de l’effet qualité
Imputation sur données \(T-1\): bridged overlap

Changement de locataire
Imputation de l’évolution moyenne entre \(T-1\) et \(T\): bridged overlap

Bridged overlap déconseillé par Eurostat…

Bridged overlap déconseillé par Eurostat…

… en particulier avec contrôle des loyers


Au total
Méthode d’ajustement qualité conforme juridiquement, mais non conforme donc aux « bonnes pratiques » Eurostat…

Comparaison France-Italie

Comparaison France-Italie

Consommation agrégée et loyers, valeur: fois 3

Consommation agrégée et loyers, volume

Démographie

Le pouvoir d’achat et les intérêts d’emprunt
Les intérêts d’emprunt sont déduits de la mesure du pouvoir d’achat de l’Insee
(dans le Revenu Disponible Brut).L’Insee distingue les intérêts (nominaux) du capital remboursé,
considéré comme de l’épargne ou un investissement.Mais cette distinction est économiquement discutable :
le vrai coût d’un emprunt immobilier dépend en fait du taux d’intérêt réel, pas nominal, comme dans le calcul de l’Insee - conforme ici aux normes internationales de la comptabilité nationale. (“taxe inflationniste”, en baisse quand l’inflation baisse, comme depuis les années 80)Le remboursement du capital correspond au moins pour partie à un effort de consommation (loyers imputés, consommation de capital fixe).
Acheter ou louer: des substituts parfaits ?
Acheter et louer ne sont pas des substituts parfaits: plus difficile de faire des travaux, risque d’être congédié par son propriétaire, etc.
L’exclusion de la hausse des prix immobiliers de l’IPC repose sur une substituabilité parfaite.L’impossibilité d’acheter est perçue comme un déclassement social,
non comme un simple choix d’investissement / de placement.Depuis 1998, les prix des logements anciens ont plus que triplé :
+250 % en France, +375 % à Paris.Cette flambée des prix a fortement dégradé la situation des accédants,
surtout pour les jeunes ménages.
Indice des prix des logements anciens

Investissement immobilier et pouvoir d’achat
Une partie de ce que l’on appelle « investissement » immobilier correspond en réalité à des dépenses incompressibles : usure normale, charges de copropriété, entretien courant.
Le pouvoir d’achat devrait donc, a minima, être évalué à partir du revenu disponible net (RDN) plutôt que du revenu disponible brut (RDB) — comme le fait d’ailleurs l’institut national statistique allemand (Destatis). La hausse du coût des travaux des “petites rénovations” grève aussi le pouvoir d’achat…
Les rénovations énergétiques imposées par la réglementation sont-elles de véritables investissements librement consentis ou plutôt des coûts subis par les propriétaires ? (très faiblement compensés par les économies d’énergie…)
La question du partage prix-volume pour ces rénovations reste ouverte. Plus largement, il y aurait beaucoup à dire sur la prise en compte des effets qualité par l’Insee… (2 ans plus tard, on attend toujours le blog promis sur le sujet !)
Conclusion
Enjeux politiques et sociaux
L’Insee affirme répondre à une « demande sociale », mais cette notion est floue :
Les attentes de l’État (des contribuables ?) et des bénéficiaires des indexations ne coïncident pas: retraites, minima sociaux, OAT indexées.
La sous-estimation de l’inflation bénéficie aux locataires et coûte aux propriétaires, via le calcul de l’Indice de Référence des Loyers (IRL) = IPC hors loyers et hors tabac…
Une moindre hausse du Smic bénéficie aux entreprises et à leur compétitivité, elle bénéficie aux ménages employeurs et coûte aux smicards, etc.
L’Insee ne suit pas toujours les recommandations internationales…
L’« IPC hors tabac » utilisé pour certaines indexations (Smic, prestations, loyers) ne respecte pas les recommandations internationales, qui déconseillent d’exclure des biens (y compris tabac et alcool) pour éviter des manipulations politiques.
L’IPC suit les prix des services de santé incluant les dépenses de santé remboursées par la sécurité sociale (contrairement à l’IPCH), ce qui est là encore contraire aux recommandations internationales sur les indices de prix…
IPC hors tabac: “Such practices are not unknown”…

… not unknown indeed !
+677.2% depuis la loi Neiertz: interdiction d’indexer sur un indice incluant le tabac.

Dépenses de santé remboursées
L’inclusion des dépenses de santé remboursées dans l’IPC (“prix bruts”) conduit également à sous-estimer l’inflation réelle, puisque les déremboursements / hausse des franchises ne sont pas pris en compte.
Cette pratique est explicitement déconseillée par le Manuel méthodologique international de l’IPC, justement (IMF 2020). L’Insee a échoué à imposer ce choix dans l’IPCH.

Transparence et crédibilité
Il ne s’agit pas de remettre en cause la compétence technique de l’Insee,
mais de critiquer les arguments partiels, et même, souvent partiaux, de ce Blog.
→ « Oser dire non à l’Insee », pour reprendre les mots d’Emmanuel Todd.Il faut davantage de transparence sur la non-inclusion du logement des propriétaires,
et reconnaître que ce n’est pas normal, si on ne veut pas y remédier.Il faut aussi discuter ouvertement des biais de l’enquête Loyers et Charges: inclure les meublés, publier le détail du partage prix-volume, comparer systématiquement avec les données OLAP sur la région parisienne, etc.
En conclusion: non, l’Insee n’inclut pas le logement au bon niveau - contrairement à ce que dit (encore) le titre du blog dans l’URL : https://blog.insee.fr/mais-si-linsee-prend-bien-en-compte-le-logement-dans-linflation-et-au-bon-niveau/
Dans un contexte de difficultés croissantes sur le pouvoir d’achat en France, reconnaître cette réalité, plutôt que la nier, est essentiel pour préserver la crédibilité de l’Insee, et plus largement de la statistique publique.
« Au bon niveau » ou « pas au bon niveau » ?
Le titre initial du Blog de l’Insee a été modifié… « (et au bon niveau) » a été finalement retiré ! Voir: http://tankona.free.fr/ourliac220.pdf. Voir aussi l’URL: https://blog.insee.fr/mais-si-linsee-prend-bien-en-compte-le-logement-dans-linflation-et-au-bon-niveau/

Les luttes de classes en France au XXIe siècle

Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle: « L’Insee est, à parité avec la presse écrite ou audiovisuelle, un acteur majeur de la fausse conscience nationale. »
« Oser dire non à l’Insee »

Bibliographie: travaux reliés
« Mesurer “le” pouvoir d’achat », F. Geerolf, Document de travail, 9 juillet 2024. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]
« La taxe inflationniste, le pouvoir d’achat, le taux d’épargne et le déficit public », F. Geerolf, Document de travail, 9 juillet 2024. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]
« Inflation en France : IPC ou IPCH ? », F. Geerolf, Document de travail, 9 juillet 2024. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]
« L’analyse de l’inflation par catégorie de ménages : quelques problèmes méthodologiques », F. Geerolf, Blog de l’OFCE, décembre 2023. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]
« Quelques remarques au sujet du Blog de l’Insee: Mais si, l’Insee prend bien en compte le logement dans l’inflation ! », F. Geerolf, Document de travail, 22 février 2022. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]
