L’analyse de l’inflation par catégories de ménages: quelques problèmes méthodologiques

Tous égaux face à l’inflation ?

OFCE, Sciences Po, CEPR

2023-12-18

Introduction

Riches et pauvres: tous égaux face à l’infation ?

  • Selon la note de conjoncture Insee, oct. 2023,
    l’inflation varie peu selon le revenu : (Figure 1) les ménages les plus riches subissent un niveau d’inflation proche de celui des plus pauvres.

  • En revanche, elle est nettement plus élevée :

    • pour les personnes âgées,
    • et pour les ménages vivant en zone rurale plutôt qu’à Paris.
  • Ce constat est confirmé par plusieurs institutions :
    Bruegel, Insee, Trésor, OFCE, FMI, CAE.

Hausse des prix par catégorie, Insee

Figure 1: Hausse des prix par catégories de ménages par catégorie d’âge (gauche), par type de commune de résidence (milieu) et par cinquième de niveau de vie (droite), 01/2021-08/2023. Base 100 = 2019. Source: Insee

Décompositions sectorielles

  • Les différences d’inflation s’expliquent par la structure de consommation.

  • Les postes alimentation et énergie tirent l’inflation des ménages modestes vers le haut.

  • Mais cet effet est quasiment compensé par la consommation de services :

  • Résultat : écarts d’inflation faibles entre groupes sociaux, voire inversés selon Bruegel —
    les plus pauvres auraient parfois subi moins d’inflation que les plus riches.

Décomposition de l’écart, Insee

Figure 2: Décomposition de l’écart à l’inflation moyenne d’aout 2023 par catégories de biens selon différents types de ménages. En points de pourcentage. Source : Insee

Décomposition de l’écart, Bruegel

Figure 3: Décomposition de l’écart entre les 20 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches par catégories de biens, en glissement sur un an. Source: Bruegel

Décomposition de l’écart, OFCE

Figure 4

Trois biais méthodologiques majeurs

Ces résultats « contre-intuitifs » s’expliquent par trois problèmes méthodologiques :

  1. Une décomposition erronée (“discutable”)
    • Les études retiennent une formule où un bien dont l’inflation est nulle ne contribue pas à l’écart d’inflation.
    • Or ce bien réduit l’inflation globale s’il est davantage consommé par certains ménages.
    • En introduisant l’écart à l’inflation moyenne, on fait apparaître le rôle central des loyers, auparavant invisibilisé.
  2. L’absence des propriétaires occupants
    • L’IPC et l’IPCH supposent que les propriétaires ne consomment pas de logement.
    • Cela surestime l’inflation qu’ils subissent : les propriétaires semblent payer « moins » d’inflation, uniquement pour des raisons méthodologiques, sans lien avec leur pouvoir d’achat réel.

Un biais supplémentaire : les matières premières

  • L’inflation des matières premières touche davantage les biens à faible valeur ajoutée, plus présents dans le panier des ménages modestes.

  • Exemple dans l’alimentation : les marques de distributeur (MDD) ont vu leurs prix grimper davantage que les marques nationales (MN).

  • Ce biais d’agrégation conduit à sous-estimer l’inflation des ménages modestes, et à surestimer l’inflation des ménages plus aisés.

Une décomposition erronée

Décomposition de l’inflation par catégorie de ménages

Les études décomposent l’écart entre l’inflation d’un groupe de ménages \(m\)
et celle de l’ensemble des ménages selon les différences de structure de consommation :

\[ \pi^m - \pi = \sum_b (\omega_b^m - \omega_b)\, \pi_b \]

  • \(\omega_b^m\) : poids budgétaire du bien \(b\) pour la catégorie \(m\)
  • \(\omega_b\) : poids moyen
  • \(\pi_b\) : inflation du bien \(b\)

=> C’est la décomposition utilisée par l’Insee, Bruegel, OFCE, etc.

Pourquoi erronée ?

  • Si \(\pi_b = 0\), contribution nulleproblème en période d’inflation élevée.

  • Un bien à inflation nulle réduit pourtant l’inflation globale.

  • Exemple : si les prix des carburants stagnent pendant que tout augmente,
    cela diminue l’inflation des ménages qui en consomment plus.

=> Il faut donc raisonner en écart à l’inflation moyenne, pas en valeur absolue…

Nouvelle décomposition proposée

On introduit l’écart à l’inflation moyenne :

\[ \pi^m - \pi = \sum_b (\omega_b^m - \omega_b)\, (\pi_b - \pi) \]

Propriétés :
- Si \(\pi_b = \pi\) → contribution nulle (intuitif).
- Si \(\pi_b < \pi\)** : bien désinflationniste.
- Si \(\pi_b > \pi\)** : bien inflationniste.

  • L’ancienne méthode surestime les contributions quand l’inflation est forte.

Illustration : août 2023

  • Carburants : inflation 2,3 % < moyenne 4,9 % → désinflation pour les ménages ruraux / pauvres.

  • Énergie du logement : inflation 9,9 % → contribution divisée par 2 avec la nouvelle formule.

  • Loyers réels : inflation faible (+3,1 %) → désinflation pour les ménages modestes.

=> La nouvelle méthode renverse certains résultats obtenus par l’Insee ou Bruegel.

Le rôle crucial des loyers

  • Les 20 % les plus pauvres consacrent 17,5 % de leur budget aux loyers,
    contre 2,5 % pour les 20 % les plus riches.

  • Méthode classique : loyers augmentent leur inflation (+0,5 pt).

  • Méthode corrigée : loyers diminuent leur inflation (–1,3 pt).

=> L’inflation paraît donc semblable entre riches et pauvres,
mais c’est un artefact méthodologique.

En résumé

  • La formule utilisée précédemment est erronée comme on le voit en raisonnant à partir des biens à inflation faible ou nulle.

  • La formule corrigée met en lumière le poids réel des différents biens à l’écart d’inflation.

  • Les carburants et loyers réduisent l’inflation des ménages modestes.

  • Les conclusions sur une inflation « égalitaire » doivent être révisées. Non, nous ne sommes pas tous égaux face à l’inflation…

La non prise en compte de la consommation de logement des propriétaires occupants

La non-prise en compte du logement des propriétaires

Le poids budgétaire du logement semble 15 % plus élevé chez les plus pauvres que chez les plus riches. Mais cela change totalement lorsqu’on inclut la consommation de logement des propriétaires occupants - les loyers imputés.

  • Selon Eurostat :

    • Loyers imputés = 6,9 % du budget pour le premier quintile,
    • 16,9 % pour le dernier quintile (plus de propriétaires).
  • Leur inclusion réduit la différence d’inflation entre riches et pauvres :
    de 1,3 pt à 0,5 pt.

  • Résultat : l’inflation des plus pauvres devient plus élevée que celle des plus riches,
    à l’inverse des résultats précédents.

Un vieux débat statistique et économique

  • La question de l’inclusion du logement des propriétaires est discutée depuis longtemps (voir rapport CAE 2008).

  • En 2020, un blog de l’Insee défendait son exclusion, mais plusieurs arguments étaient inexacts comme discuté dans Geerolf, 2022 :

    • Les loyers imputés font bien partie de la consommation des ménages en comptabilité nationale.
    • Les propriétaires supportent des charges d’entretien et un coût d’opportunité du capital immobilisé.
  • Le DG de l’Insee (2022, Sociétal) a reconnu : « On pourrait y adjoindre les loyers des propriétaires occupants. »

  • Ces loyers sont d’ailleurs inclus dans l’IPC de la grande majorité des pays.

Références principales

  • CAE (2008), Rapport n° 73, Mesurer le pouvoir d’achat.

  • Ourliac B. (2020), Mais si, l’Insee prend bien en compte le logement dans l’inflation !
    Blog de l’Insee.

  • Geerolf F. (2022), Quelques remarques au sujet du Blog de l’Insee du 4 février 2020.
    Document de travail Présentation.

  • Tavernier J.-L. (2022), Sociétal, 4ème trim. 2022, pp. 44-51.

Effets sur d’autres catégories de ménages

  • Âge : l’écart entre moins de 30 ans et plus de 60 ans
    doit être corrigé de +1,1 pt sur 2 ans
    l’inflation des ménages âgés est surestimée.

  • Rural / urbain : correction ~ +0,3 pt
    (inflation rurale surestimée).

  • Ces biais proviennent du fait que les loyers imputés ne sont pas inclus
    ni dans l’IPC, ni dans l’IPCH,
    ni dans la plupart des analyses de l’inflation par catégorie de ménage.

Impact des loyers à l’écart d’inflation

Table 1: Contribution des loyers à l’écart d’inflation entre les 20% les plus pauvres et les 20% les plus riches sur deux ans en novembre 2023. Source: Eurostat, calculs de l’auteur.

Poids budgétaire des loyers

Figure 5: Poids budgétaire des loyers réels et des loyers imputés selon le type de ménage en 2020. Source: Household Budget Survey (HBS), Eurostat.

Biais lié aux matières premières

Biais lié aux matières premières

Un dernier biais tient à la nature même de l’épisode inflationniste récent :
une inflation tirée d’abord par les matières premières.

  • Cette inflation touche différemment les ménages,
    même à l’intérieur d’une même catégorie de biens (biais d’agrégation).

  • Les biens moins qualitatifs, à faible valeur ajoutée, voient leurs prix augmenter davantage.

  • Exemple : dans l’alimentation, les marques de distributeur (MDD) ont vu leurs prix à la production croître de 30 à 45 %, contre 20 à 25 % pour les marques nationales (MN).

=> L’inflation des ménages modestes est ainsi sous-estimée,
car ils consomment plus de produits d’entrée de gamme.

Marques de distributeurs et marques nationales

Figure 6: Hausses de prix à la production sur quelques produits alimentaires sur les marques de Distributeur (MDD) et Marques Nationales (MN), entre octobre 2021 et octobre 2023. Source: Indice des prix à la Production, Insee.

Biais de substitution

  • Les mesures agrégées ignorent les effets de substitution.

  • Les ménages plus riches peuvent limiter leur inflation en :

    • achetant moins de produits chers,
    • baissant en gamme,
    • ou substituant entre biens.
  • Ces marges d’ajustement sont plus faibles
    lorsque le budget est déjà contraint.

=> À inflation globale identique, les ménages modestes subissent davantage de pertes de bien-être.

Conclusion

Conclusion générale

  • Les analyses par catégories de ménages souffrent de trois biais méthodologiques :

    1. Décomposition erronée
    2. Absence des loyers imputés des propriétaires
    3. Biais matières premières et d’agrégation
  • La mesure officielle surestime l’inflation des propriétaires,
    des ménages ruraux et âgés,
    et sous-estime celle des ménages modestes.

  • Une fois ces biais corrigés :
    les plus pauvres subissent bien une inflation plus forte que les plus riches,
    ce qui rejoint l’intuition et le ressenti en période de forte hausse de l’énergie et de l’alimentation.

Bibliographie: travaux reliés

« Mesurer “le” pouvoir d’achat », F. Geerolf, Document de travail, 9 juillet 2024. [ html] [ pdf] [ github]

« La taxe inflationniste, le pouvoir d’achat, le taux d’épargne et le déficit public », F. Geerolf, Document de travail, 9 juillet 2024. [ html] [ pdf] [ github]

« Inflation en France : IPC ou IPCH ? », F. Geerolf, Document de travail, 9 juillet 2024. [ html] [ pdf] [ github]

« L’analyse de l’inflation par catégorie de ménages : quelques problèmes méthodologiques », F. Geerolf, Blog de l’OFCE, décembre 2023. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]

« Quelques remarques au sujet du Blog de l’Insee: Mais si, l’Insee prend bien en compte le logement dans l’inflation ! », F. Geerolf, Document de travail, 22 février 2022. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]