Retour critique sur le Blog de l’Insee (février 2020)
OFCE, Sciences Po, UCLA, CEPR
2022-02-22
Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle (23 janvier 2020)
→ reprend plusieurs arguments de Philippe Herlin, Pouvoir d’achat : le grand mensonge (oct. 2018)
Critiques centrales :
→ Sous-estimation du logement dans l’indice des prix de l’Insee
→ Effets qualité minimisent l’inflation
Réponse de l’Insee (4 févr. 2020) sur le sujet du logement (toujours en attente de la réponse sur les effets qualité…) :
« Mais si, l’Insee prend bien en compte le logement dans l’inflation »
→ Benoît Ourliac, dir. de cabinet de Jean-Luc Tavernier, DG de l’Insee
Depuis, l’Insee (notamment son CM sur Twitter) fait très souvent référence à ce Blog - c’est d’ailleurs une discussion sur Twitter avec Jean-Charles Simon (qui avait mis en cause ma “bonne foi”) qui m’avait poussé à développer mes arguments plus longuement.
Dans ce billet, l’Insee se défend face aux critiques d’Emmanuel Todd/Philippe Herlin en invoquant des arguments d’autorité :
Il avance aussi plusieurs arguments de fond :
=> Problème : ces arguments sont discutables voire erronés.
Le manuel méthodologique international (FMI, OIT, OCDE, Eurostat, etc.)
ne recommande pas d’exclure le logement des propriétaires du calcul de l’IPC. Voir en ligne.
Il présente cinq approches possibles,
dont une seule écarte ce poste des dépenses de consommation.
Le manuel spécifique d’Eurostat (2017) va plus loin : il juge la non-prise en compte du logement comme une approche « trop étroite » (too narrow).
En somme : les textes invoqués par l’Insee ne préconisent pas l’exclusion du logement. Ils soulignent au contraire la diversité des approches possibles, voire privilégient l’inclusion des dépenses de logement des propriétaires-occupants, contrairement à la pratique de l’Insee.
Non seulement les manuels méthodologiques n’imposent pas d’exclure la dépense de logement des propriétaires de l’IPC mais dans la pratique, la plupart des pays incluent la dépense de logement des propriétaires dans leur indice des prix…
Poids des loyers dans l’indice (exemples):
Pays | Part du panier |
---|---|
États-Unis | 30 % (dont 23 % en loyers imputés) |
Allemagne | 21 % (dont 10% en loyers imputés) |
France | 6 % (loyers réels seuls) |
Voir en ligne.
Voir en ligne.
Dans l’IPC national allemand: poids ~21%. Dans l’IPCH: poids ~11%.
L’IPCH européen n’inclut pas encore les loyers imputés,
mais cela relève d’une harmonisation minimale (à cause de la France ?), non d’un consensus scientifique. Par ailleurs, inclure le logement des propriétaires est fixé comme un objectif depuis au moins 2000 par la BCE. Voir en ligne.
L’IPCH est un indicateur de dépenses monétaires, utilisé à des fins de politique monétaire (BCE), tandis que l’IPC national sert à indexer salaires et prestations sociales. L’IPC national n’est pas un indicateur de dépenses monétaires, puisqu’il inclut par exemple les dépenses remboursées par la Sécu. (en contradiction avec les recommandations du manuel méthodologique…)
Exclure les loyers imputés du calcul de l’IPC français relève donc d’un choix national —
possiblement politique, plutôt que d’une nécessité scientifique.
La plupart des autres pays prennent en compte le logement des propriétaires dans leur IPC, même si pour Eurostat ils calculent aussi un IPCH qui l’exclut… pour l’instant. (cf. Allemagne) En résumé, le cadre européen n’impose rien pour l’IPC national : c’est bien l’Insee qui choisit d’exclure le logement des propriétaires de l’IPC national.
Le Blog de l’Insee affirme que les propriétaires sans emprunt n’ont plus de dépenses de logement, sauf les charges.
C’est faux : en comptabilité nationale, ils consomment un service de logement équivalent à un loyer — le loyer imputé.
L’Insee évalue d’ailleurs ces loyers imputés à 194 Md€, contre 79 Md€ de loyers réels,
soit un rapport de 2,5.
S’ils étaient inclus dans l’IPC, le poids total du logement atteindrait environ 21 %,
comme en Allemagne.
L’Insee affirme que l’ajout des loyers imputés aurait un effet négligeable sur l’inflation, sur la base d’une publication d’avril 2019 (“en toute transparence”… mais 6 mois après le livre de Herlin !)
Pourtant, sur 30 ans, les loyers ont augmenté de +80 %,
contre seulement +60 % pour l’IPC. → Même quelques dixièmes de point par an finissent par créer des écarts cumulatifs importants sur la durée.
Encadrement à la relocation, dont ne bénéficient pas les propriétaires : → Entre deux locataires, le loyer ne peut dépasser le dernier loyer appliqué dans les zones tendues.
Encadrement avec plafonnement :
→ Dans certaines communes (Paris, Lille, Lyon, Montpellier, etc.), le loyer est soumis à un plafond légal défini par un arrêté préfectoral.
L’enquête Loyers et Charges de l’Insee, permettant de mesurer la hausse des loyers dans l’IPC français, est très imparfaite :
échantillon restreint (une poignée à Paris), logements meublés exclus. → hausse réelle des loyers sous-estimée.
Les logements sont interrogés seulement 5 trimestres consécutifs → la hausse à la relocation peut être manquée (vacance) → hausse réelle des loyers sous-estimée.
Eurostat demande depuis plusieurs années à la France
de modifier la méthode de mesure des loyers lors des visites de conformité, pour passer d’une mesure trimestrielle à une mesure mensuelle (par exemple via webscrapping).
Le partage volume/prix (effet qualité) est faiblement documenté et possiblement discutable :
toute la hausse de loyer est-elle vraiment due à des travaux quand ils ont lieu ? (voir questionnaire)
Comparaison Friggit–OLAP : selon Jacques Friggit, les données Insee sous-estiment la hausse des loyers à Paris vs. l’Observatoire des Loyers de l’Agglomération Parisienne (OLAP).
Les intérêts d’emprunt sont déduits de la mesure du pouvoir d’achat de l’Insee
(dans le Revenu Disponible Brut).
L’Insee distingue les intérêts (nominaux) du capital remboursé,
considéré comme de l’épargne ou un investissement.
Mais cette distinction est économiquement discutable :
le vrai coût du logement dépend du taux d’intérêt réel, pas nominal.
Le remboursement du capital correspond au moins pour partie à un effort de consommation (loyers imputés, consommation de capital fixe).
Acheter et louer ne sont pas des substituts parfaits: plus difficile de faire des travaux, risque d’être congédié par son propriétaire, etc.
L’exclusion de la hausse des prix immobiliers de l’IPC repose sur une substituabilité parfaite.
L’impossibilité d’acheter est perçue comme un déclassement social,
non comme un simple choix d’investissement / de placement.
Depuis 1998, les prix des logements anciens ont plus que triplé :
+250 % en France, +375 % à Paris.
Cette flambée des prix a fortement dégradé la situation des accédants,
surtout pour les jeunes ménages.
Une partie de ce que l’on appelle « investissement » immobilier correspond en réalité à des dépenses incompressibles : usure normale, charges de copropriété, entretien courant.
Le pouvoir d’achat devrait donc, a minima, être évalué à partir du revenu disponible net (RDN) plutôt que du revenu disponible brut (RDB) — comme le fait d’ailleurs l’Allemagne. La hausse du coût des travaux grève aussi le pouvoir d’achat…
Les rénovations énergétiques imposées par la réglementation sont-elles de véritables investissements librement consentis ou plutôt des coûts subis par les propriétaires ? (très faiblement compensés par les économies d’énergie…)
La question du partage prix-volume pour ces rénovations reste ouverte. Plus largement, il y aurait beaucoup à dire sur la prise en compte des effets qualité par l’Insee… (Deux ans plus tard, on attend toujours le blog promis sur le sujet !)
L’Insee affirme répondre à une « demande sociale », mais cette notion est floue :
Les attentes de l’État (des contribuables ?) et des bénéficiaires des indexations ne coïncident pas: retraites, minima sociaux…
La sous-estimation de l’inflation bénéficie aux locataires et coûte aux propriétaires, via le calcul de l’IRL…
Une moindre hausse du Smic bénéficie aux entreprises et à leur compétitivité, et coûte aux smicards, etc.
L’Insee ne suit pas toujours les recommandations internationales…
L’« IPC hors tabac » utilisé pour certaines indexations (Smic, prestations, loyers) ne respecte pas les recommandations internationales, qui déconseillent d’exclure des biens (yc le tabac et l’alcool), pour éviter des manipulations politiques.
L’IPC suit les prix des services de santé incluant les dépenses de santé remboursées par la sécurité sociale (contrairement à l’IPCH), ce qui est là encore contraire aux recommandations internationales sur les indices de prix…
L’inclusion des dépenses de santé remboursées dans l’IPC (“prix bruts”) conduit également à sous-estimer l’inflation réelle.
Cette pratique est explicitement déconseillée par le Manuel méthodologique international de l’IPC, justement - voir IMF – CPI Manual, Concepts and Methods..
Il ne s’agit pas de remettre en cause le travail technique de l’Insee,
mais de critiquer les arguments partiels de ce Blog officiel.
Il faut davantage de transparence sur la non-inclusion du logement des propriétaires,
et l’assumer.
Il faut aussi discuter ouvertement des biais de l’enquête Loyers et Charges: inclure les meublés, publier le détail du partage prix-volume, comparer systématiquement avec les données OLAP, etc.
En conclusion: non, l’Insee n’inclut pas le logement au bon niveau — contrairement à ce que dit le titre du blog dans l’URL : https://blog.insee.fr/mais-si-linsee-prend-bien-en-compte-le-logement-dans-linflation-et-au-bon-niveau/
Dans un contexte de difficultés croissantes sur le pouvoir d’achat en France, reconnaître cette réalité, plutôt que la nier, est essentiel pour préserver la crédibilité de l’Insee, et plus largement de la statistique publique.
« Quelques remarques au sujet du Blog de l’Insee: Mais si, l’Insee prend bien en compte le logement dans l’inflation ! », F. Geerolf, Document de travail, 22 février 2022. [ html] [ pdf] [ github]
« Inflation en France : IPC ou IPCH ? », F. Geerolf, Document de travail, juillet 2024. [ html] [ pdf] [ github]
« La taxe inflationniste, le pouvoir d’achat, le taux d’épargne et le déficit public », F. Geerolf, Document de travail, juillet 2024. [ html] [ pdf] [ github]
« Mesurer “le” pouvoir d’achat », F. Geerolf, Document de travail, juillet 2024. [ html] [ pdf] [ github]