La taxe inflationniste

Le pouvoir d’achat, le taux d’épargne et le déficit public

OFCE, Sciences Po, CEPR

2024-07-09

Introduction

Contexte et idée clé

  • Depuis fin 2021, l’inflation ressurgit en France et à l’échelle mondiale, bouleversant les politiques économiques.

  • Retour à des taux d’intérêt nominaux positifs → hausse nominale des revenus du capital et des charges d’intérêt sur la dette publique.

  • Effet moins discuté : la « taxe inflationniste », forme de « taxation sans législation » (Friedman 1974), connue depuis (Keynes 1919), mais non intégrée dans la méthodologie des comptes nationaux — comme déjà noté par (Jump 1980; Sterdyniak 1987).

Biais statistiques récents

  • Cette omission a conduit à plusieurs surestimations dans les données publiées depuis 2022 :

    • du pouvoir d’achat et du niveau de vie des ménages (voir aussi, Geerolf (2024b)) ;

    • du taux d’épargne (effets comptables liés à la réévaluation nominale) ;

    • des charges d’intérêt et du déficit public (effet d’illusion nominale).

Logique économique

  • Le coût réel de l’endettement dépend du taux d’intérêt réel : \[r \approx i - \pi\]

  • La « taxe inflationniste » correspond au transfert réel subi par les détenteurs de dette nominale : \[\text{Taxe inflationniste} \approx \pi \times \frac{D}{PIB}\]

  • Exemple France :
    \[D \approx 100\%\, PIB, \quad \pi = 5{,}5\% \Rightarrow 5{,}5\%\, PIB \approx 140\,\text{Md€}.\]

Points à retenir

  • Lire avec prudence les séries macroéconomiques depuis 2021.

  • Réévaluer le pouvoir d’achat, le taux d’épargne, le déficit public en termes réels.

  • Intégrer explicitement la taxe inflationniste dans l’analyse pour éviter les illusions nominales.

Le pouvoir d’achat

Le pouvoir d’achat et la « taxe inflationniste »

  • L’Insee mesure le pouvoir d’achat via le revenu disponible brut déflaté par le déflateur de la consommation des ménages.

  • Cette définition unique pose plusieurs limites conceptuelles (voir Geerolf (2024b)).

  • Depuis 2021, les intérêts et dividendes nets reçus ont fortement augmenté.

  • Mais cette hausse ne tient pas compte de la « taxe inflationniste », ce qui surestime les revenus du capital réels.

Exemple : le cas du Livret A

  • Encours du Livret A (2021) \(\approx\) 300 Md€ (avec Livrets Bleus).

  • Taux d’intérêt : 0,5 % → 3 % → intérêts versés : 1,5 Md€ → 9 Md€.

  • Inflation : 6 % → taxe inflationniste = 18 Md€, contre 6 Md€ si inflation = 2 %.

  • Apparente hausse des revenus du capital : +7,5 Md€, mais en réalité :
    \[ +7{,}5 - 12 = -4{,}5\,\text{Md€} \]

  • \(\Rightarrow\) Baisse réelle des revenus du capital malgré la hausse nominale.

Autres produits de taux

  • Autres livrets réglementés (LDDS, LEP) : \(\approx\) 200 Md€ d’encours.

  • Assurance-vie en euros : encours \(\approx\) 1 100 Md€.

  • Taux moyen : 1,28 % → 2,6 % (2021–2023, ACPR) \(\Rightarrow\) +15 Md€ de revenus du patrimoine.

  • Mais taxe inflationniste \(\approx\) 44 Md€ (4 % × 1 100 Md€)
    → perte réelle \(\approx\) –29 Md€.

  • Conclusion : ignorer la taxe inflationniste surestime fortement le pouvoir d’achat, surtout des ménages disposant de placements de taux.

Croissance des intérêts et dividendes nets reçus, et du revenu disponible brut (2021T4-)

Effets symétriques côté dettes

  • Du côté des emprunts, les charges d’intérêt sont aussi surestimées, car exprimées en taux nominaux.

  • Mais la plupart des crédits immobiliers sont à taux fixe : l’effet concerne surtout les nouveaux prêts.

  • Le patrimoine financier net des ménages étant positif (assurances-vie \(\approx\) encours de crédit), la taxe inflationniste pèse globalement sur les ménages, même si les emprunteurs y gagnent à court terme.

Un biais comptable spécifiquement français

  • Le revenu disponible brut sert de base officielle à la notion de pouvoir d’achat.

  • Cette convention est propre à l’Insee : une approche nationale spécifique (voir Geerolf (2024b)).

  • En période d’inflation, il est préférable de suivre :

    • le pouvoir d’achat du salaire (salaires déflatés par un indice des prix) ;
    • de préférence avec l’IPCH plutôt que l’IPC (voir Geerolf (2024a)).
  • Cela évite de faire apparaître une hausse illusoire des revenus du capital, qui sont en réalité en baisse réelle.

Le taux d’épargne

Le taux d’épargne et la « taxe inflationniste »

  • Comme le revenu disponible brut est surestimé, le taux d’épargne l’est aussi mécaniquement :
    \[ \text{Taux d'épargne} = 1 - \frac{\text{Consommation}}{\text{Revenu Disponible Brut}} \]

  • Ce biais touche tous les pays, car cette définition du taux d’épargne est universelle.

  • Selon (Rudd 2024), les comptes nationaux américains présentent le même biais :

    • corrigé de la taxe inflationniste, la période désinflationniste n’a pas vu de baisse séculaire du taux d’épargne.

Taux d’épargne officiel vs. corrigé de l’inflation. Source: Rudd (2024)

Le déficit public

Effet sur le déficit public

  • En miroir, le taux d’épargne public est sous-estimé.

  • Le déficit public officiel est surestimé, car l’État rembourse ses dettes avec une monnaie dévaluée par l’inflation.

  • Cette « taxe inflationniste » n’est pas comptabilisée comme un revenu de l’État.

  • D’où le constat de Daniel Cohen : les chiffres du déficit public sont « fondamentalement faux ».

  • Corriger ce biais consiste à déflater non seulement les flux d’intérêts, mais aussi le stock de dette.

Charge d’intérêts et charge d’intérêts réelle (% du PIB)

Déficit corrigé de la taxe inflationniste

  • En combinant la charge d’intérêt réelle et le déficit primaire, on obtient un déficit corrigé bien plus faible.

  • La correction change fortement la lecture de la trajectoire budgétaire.

Solde public et solde public corrigé de la « taxe inflationniste » (% du PIB)

Exemple numérique (France 2023)

  • Dette publique : 111,2 % → 109,9 % du PIB (–1,3 pt) malgré un déficit officiel de 5,5 % du PIB.

  • Détail du déficit :

    • Charges d’intérêt : 1,7 % du PIB (≈ 48,8 Md€)
    • Déficit primaire : 3,8 % du PIB
  • Taux apparent sur la dette : 1,6 %, inflation (déflateur du PIB) ≈ 5,3 %
    Taxe inflationniste ≈ 5,8 % du PIB (≈ 164,5 Md€)

  • Coût réel de la dette : –4,1 % du PIB

  • Effet croissance réelle : –1,0 % du PIB

  • Total : 3,8 – 4,1 – 1,0 = –1,3 % du PIB

Diminution Dette/PIB malgré un déficit fort

Lecture économique

  • Même avec une inflation modérée, la taxe inflationniste reste significative.

  • Keynes rappelait : « Par des procédés constants d’inflation, les Gouvernements peuvent confisquer d’une façon secrète et inaperçue une part notable de la richesse de leurs nationaux. » (Keynes (1919))

  • La crainte d’une explosion de la charge d’intérêt et sa comparaison avec d’autres postes budgétaires est donc exagérée : elle se base sur des montants nominaux.

  • Le véritable coût de la dette dépend du taux réel \(r\) et de la croissance réelle \(g\) (Geerolf (2013)): \[ r - g < 0 \quad \Rightarrow \quad \text{Dette soutenable et désirable} \]

Conclusion

Conclusions

  • L’inflation induit deux biais symétriques :

    • Revenu des ménages surestimé (pouvoir d’achat gonflé)
    • Revenu de l’État sous-estimé (déficit public exagéré)
  • Ces erreurs s’annulent en agrégé, mais perturbent l’analyse sectorielle.

  • Il faut donc :

    • Interpréter le pouvoir d’achat et le déficit public avec prudence.
    • Ne pas comparer la charge d’intérêt nominale à d’autres postes budgétaires (ex. Éducation).
    • Reconnaître que le déficit réel est inférieur aux chiffres officiels en période inflationniste.

Bibliographie: travaux reliés

« Mesurer “le” pouvoir d’achat », F. Geerolf, Document de travail, 9 juillet 2024. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]

« La taxe inflationniste, le pouvoir d’achat, le taux d’épargne et le déficit public », F. Geerolf, Document de travail, 9 juillet 2024. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]

« Inflation en France : IPC ou IPCH ? », F. Geerolf, Document de travail, 9 juillet 2024. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]

« L’analyse de l’inflation par catégorie de ménages : quelques problèmes méthodologiques », F. Geerolf, Blog de l’OFCE, décembre 2023. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]

« Quelques remarques au sujet du Blog de l’Insee: Mais si, l’Insee prend bien en compte le logement dans l’inflation ! », F. Geerolf, Document de travail, 22 février 2022. [ html] [ pdf] [ handouts] [ pdf] [ html] [ github]

Bibliographie

Friedman, Milton. 1974. « Inflation, Taxation, Indexation ». In Inflation: Causes, Consequences, Cures, 71‑88. IEA Readings 14. Institute of Economic Affairs.
Geerolf, François. 2013. « Reassessing Dynamic Efficiency ». https://fgeerolf.com/r-g.pdf.
———. 2024a. « Inflation en France : IPC ou IPCH ? » https://fgeerolf.com/IPC-ou-IPCH.html.
———. 2024b. « Mesurer « le » pouvoir d’achat ». https://fgeerolf.com/mesurer-le-pouvoir-d-achat.html.
Jump, Gregory V. 1980. « Interest Rates, Inflation Expectations, and Spurious Elements in Measured Real Income and Saving ». The American Economic Review 70 (5): 990‑1004. https://www.jstor.org/stable/1805777.
Keynes, John Maynard. 1919. The Economic Consequences of the Peace.
Rudd, Jeremy B. 2024. A Practical Guide to Macroeconomics. Cambridge: Cambridge University Press. https://doi.org/10.1017/9781009465779.
Sterdyniak, Henri. 1987. « Le choix des ménages entre consommation et épargne en France de 1966 à 1986 ». Revue de l’OFCE, nᵒ 21: 191‑210. https://doi.org/10.3406/ofce.1987.1111.